Introduction
Le fardeau mondial du cancer colorectal devrait augmenter de 60 %, pour atteindre plus de 2,2 millions de nouveaux cas et 1,1million de décès d’ici 2030 1. Au Luxembourg, le cancer colorectal représente le deuxième cancer le plus fréquent (GLOBACON Luxembourg 2018). À l’heure actuelle, le pronostic des patients du CRC est fondé sur des caractéristiques clinicopathologiques, comme le stade tumoral, établis au moment du diagnostic 2. Alors que le risque de récidive suite à une résection chirurgicale est de 30% pour les patients atteints de maladies de stade I ou II, telles que définies par l’American Joint Committee on Cancer, ce risque est de 50 à 60 % pour les patients atteints de la maladie de stade III 3. Il est donc impératif d’identifier des nouveaux biomarqueurs capables d’identifier précocement le cancer. De plus, le développement de nouveaux traitements est nécessaire afin d’améliorer le devenir des patients atteints d’un cancer colorectal.
Le microbiote intestinal
Le microbiote intestinal (bactéries présentes dans notre intestin) a récemment attiré l’attention de la recherche sur le cancer colorectal. Il se situe à l’interface entre le corps humain et les facteurs présents dans le milieu extérieur. Le microbiote intestinal contribue au maintien de l’homéostasie de l’hôte en facilitant la digestion, le traitement et l’apport de nutriments. Il contribue également à l’éducation du système immunitaire de l’hôte et est capable d’inhiber la prolifération d’agents pathogènes dans l’intestin en occupant des niches potentielles et en rivalisant avec eux pour accéder aux nutriments.
Il a été démontré que les patients atteints d’un cancer colorectal présentent un déséquilibre de la composition microbienne intestinale, appelée « dysbiose ». L’idée selon laquelle des bactéries pourraient jouer un rôle dans le développement du cancer colorectal a récemment été mis en évidence par une poignée d’études. Néanmoins, nous n’en sommes qu’au tout début de notre compréhension du rôle du microbiote dans le cancer. De nombreux efforts sont encore nécessaires pour décrire les interactions entre l’hôte et le microbiote, et de comprendre le rôle que joueraient des bactéries associées au cancer colorectal dans son initiation et sa progression. De plus, la plupart des études se sont pour l’heure concentrées sur des bactéries individuelles. Il est de ce fait impératif d’adresser le rôle que jouerait une communauté microbienne, élément qui a jusqu’à présent été négligé. Ces deux approches doivent être abordées et permettre la mise en place de traitements ciblés contre des pathogènes dans les maladies gastro-intestinales.
Il a été suggéré que les habitudes alimentaires jouent un rôle important dans le développement du cancer colorectal, car l’incidence de la maladie est élevée dans les pays développés 4. Nous savons que les pays dans lesquels on consomme d’avantage de fibres ont tendance à avoir des taux de cancer colorectal inférieur à ceux des pays dans lesquels on consomme peu de fibres alimentaires 5. D’après ces observations, on peut s’attendre à ce que les fibres alimentaires jouent un rôle protecteur, mais cela n’a pas été prouvé. Les mécanismes moléculaires exacts par lesquels les régimes alimentaires influent sur la progression du cancer colorectal n’ont pas encore été décrits de façon adéquate. Étant donné que l’on a suggéré que les bactéries participent à la tumorigenèse, il est essentiel de comprendre les mécanismes des interactions microbiome-hôte pour que les modifications du microbiome induites par l’alimentation deviennent un point thérapeutique d’intervention.
Dans l’ensemble, la mise en place de recommandations alimentaires et de lignes directrices pour l’amélioration de la maladie chez les patients demeure difficile et justifie la poursuite d’études sur ce sujet.
Les objectifs du projet
Dans notre projet de recherche intitulé « MICROH-CRC : Comprendre le rôle du microbiome dans le cancer colorectal », nous avons trois objectifs majeurs (Figure 1) :
- O1 : Caractériser la composition du microbiote ainsi que des métabolites sécrétés chez des patients atteints du cancer colorectal dans une collection luxembourgeoise.
- O2 : Etudier l’effet des bactéries associées au cancer colorectal dans l’initiation et la progression du cancer colorectal.
- O3 : Déterminer l’effet des régimes alimentaires sur le microbiome dans le cadre du développement et de la progression du cancer colorectal
Figure 1 : Objectifs de l’étude.
Au cours des dernières années notre laboratoire, le Molecular Disease Mechanisms Group (MDM) » à l’Université du Luxembourg a collaboré avec différents hôpitaux du pays, la Integrated Biobank of Luxembourg (IBBL), le Luxembourg Institute of Health (LIH) et le Laboratoire National de Santé (LNS) afin d’établir une collection continue d’échantillons de tissus tumoraux de patients atteints du cancer colorectal. Cette collection, qui a débuté en 2010, rassemble à ce jour des échantillons de plus de 160 patients (Figure 2). Pour chaque patient nous récoltons différents types d’échantillons, comme le sérum, les selles, les tissus tumoraux ainsi que du tissu sain. Nous y associons également, de manière anonymisée, les paramètres cliniques (âge, sexe, MSI (instabilité des microsatellites), du système de réparation de l’ADN et entraîne un grand nombre de mutations, emplacement de la tumeur, survie, enquête sur le régime alimentaire, thérapies, etc.) qui permettront d’améliorer la pertinence clinique des résultats générés dans les différentes études utilisant cette collection. Afin d’étudier le microbiome dans notre cohorte, nous avons commencé par déterminer la composition microbienne de plus de 120 patients. Ces résultats nous permettent de mettre en évidence les communautés microbiennes trouvées chez les patients atteints du cancer colorectal dans notre pays (Figure 2). En effet, le microbiome est très variable et connaitre sa composition au sein de notre collection est un premier objectif important dans le cadre de notre projet. A présent, nous caractérisons les métabolites sécrétés par les communautés microbiennes identifiées.
Figure 2 : Composition microbienne dans notre collection luxembourgeoise du cancer colorectal. A. Description de notre collection d’échantillons de patients atteints d’un cancer colorectal. B. Données cliniques collectées et anonymisées pour la recherche. C. Graphe de survie sur 5 ans de notre collection. D. Collection et analyse de la composition microbienne des patients. E. Dysbiose représentée par l’apparition (marqué en rouge) d’espèces spécialement associées au cancer colorectal.
otre deuxième objectif, est d’étudier l’effet de différentes bactéries dans l’initiation et la progression du cancer colorectal. Notre collaborateur, le professeur Paul Wilmes à l’Université du Luxembourg, a développé un modèle microfluidique de co-culture de cellules humaines et de bactéries appelé HuMiX (pour Human Microbial Cross-talk). Cet « intestin sur puce » est une représentation unique qui imite l’intestin humain et permet d’étudier l’interaction entre les bactéries et les cellules humaines. En collaboration avec le groupe du Prof. Paul Wilmes, nous avons par le passé utilisé ce modèle pour caractériser les effets de régimes pré- et probiotiques dans le contexte du cancer colorectal 6. Nous allons à présent utiliser ce modèle afin de comprendre l’interaction entre les cellules intestinales et les bactéries que nous avons retrouvées chez les patients (O1). Etant donné que le modèle permet de déterminer les molécules sécrétées (métabolites) par les bactéries quand celles-ci sont en présence de cellules intestinales, nous essayons de comprendre le mécanisme impliqué dans la pathologie afin d’identifier des molécules qui pourraient être ciblées. La caractérisation des métabolites est faite en collaboration avec le groupe « Enzymology and Metabolism » dirigé par le Dr Carole Linster à l’Université du Luxembourg. Dans le cadre de ce projet, nous utilisons des cellules intestinales ou des organoïdes (aussi appelés mini côlons) des patients. Ceux-ci sont générés dans notre laboratoire à partir des biopsies de patients. Ces modèles représentent ainsi des modèles « personnalisés » et permettent à la fois de comprendre les effets des bactéries dans le cancer du côlon en général mais également pour chaque patient individuellement.
Bien que les traitements basés sur la modulation du microbiome (par exemple à travers les facteurs alimentaires) soient très prometteurs, ils ne sont pas encore formellement mis en œuvre dans les plans de traitement du cancer. De ce fait, notre troisième objectif est de comprendre l’interaction entre les régimes alimentaires et le microbiome ainsi que la conséquence de cette interaction sur le développement et la progression du cancer colorectal. Pour atteindre cet objectif, nous utilisons également le modèle HuMiX en y introduisant différents régimes alimentaires, tels qu’un régime avec différentes concentrations de fibres ou un régime riche en graisses et faible en glucides (ketogenic diet). Par ailleurs, nous utilisons un modèle de souris « humanisée » du cancer colorectal, dans lequel un microbiote humain est introduit par transplantation microbienne fécale dans des souris dépourvues de microbiote (germ-free). Ces souris seront soumises aux différents régimes alimentaires décrits par avant et nous allons évaluer leur effet sur la progression de la maladie. En analysant la composition microbienne de ces souris, nous souhaitons identifier des espèces de bactéries qui favorisent la progression de la maladie ou celles qui au contraire l’inhibent. Par ce biais, nous allons déterminer de potentielles nouvelles thérapies basées sur le microbiote
En collaboration avec le groupe de Systems Biology à l’Université, toutes ces données sont intégrées dans des modèles. Grâce aux données des patients obtenus dans notre objectif 1 (O1) ainsi que les données obtenues dans O2 et O3, nous pouvons maintenant créer des modèles uniques à chaque patient et co-cultiver in silico (donc par le biais des ordinateurs) la flore microbienne d’un patient avec ces cellules intestinales. De telles simulations vont nous aider à tester des hypothèses sur la façon dont les communautés bactériennes modulent la progression de la maladie. De plus, nous pouvons également perturber ce système pour imiter des régimes alimentaires ou les thérapies conventionnelles du cancer colorectal. Cette connaissance pourra alors nous aider à définir le meilleur régime alimentaire pour un patient ou de comprendre comment le microbiome peut influencer l’efficacité d’une thérapie. Finalement, en collaboration avec le Dr Thorsten Cramer de la RWTH (Rheinisch-Westfälische Technische Hochschule Aachen) en Allemagne, nous allons suivre des patients sous différents régimes alimentaires afin de valider nos résultats.
Importance de la recherche et impact des résultats sur nos connaissances
Cette étude vise à comprendre les mécanismes par lesquels les bactéries peuvent influencer le développement de la maladie. De plus, nous allons étudier comment les régimes alimentaires et surtout l’interaction des aliments avec le microbiome influencent la progression du cancer. En résumé nous nous attendons à trois retombées scientifiques majeures :
- La caractérisation approfondie de notre cohorte luxembourgeoise sur le plan du microbiome et la composition du métabolome (sécrétions des métabolites par les bactéries).
- L’élucidation en profondeur des mécanismes oncogènes des bactéries identifiées chez les patients, permettant potentiellement l’identification de nouvelles stratégies thérapeutiques.
- Obtenir un aperçu du rôle de l’interaction entre l’alimentation et le microbiome associé au cancer dans le but d’élaborer des régimes alimentaires pour les patients atteints d’un cancer colorectal.
Dans l’ensemble, nous prévoyons que ces travaux ouvriront la voie à l’établissement de lignes directrices alimentaires essentielles pour les patients atteints du cancer colorectal. Ce projet s’inscrit donc parfaitement dans la médecine translationnelle et a un potentiel élevé de produire des résultats cliniquement importants. Par ailleurs, le microbiome peut également servir de biomarqueur du cancer. Nous avons d’ores et déjà une longue expérience dans le domaine des biomarqueurs. Grâce à un support de la Fondation Cancer et un Proof of Concept grant (PoC/18/12554295) du Fonds National de la Recherche, nous sommes en train d’essayer de transférer un biomarqueur, que nous avons identifié, du milieu de la recherche fondamentale vers une utilisation clinique. Une des futures directions de notre laboratoire de recherche, et qui se basera sur les connaissances acquises grâce à ce projet, sera de comprendre le rôle des bactéries dans les résistances aux différentes thérapies du cancer colorectal.
Collaboration et soutien financier
Ce projet, qui débutera en avril 2021, est un projet utilisant des méthodologies de pointe pour comprendre le rôle du microbiome dans le cancer colorectal. Cette vaste étude ne peut se faire que grâce à des collaborations de longues durée. Nous avons initié de telles collaborations fructueuses avec les Professeurs Wilmes, Linster et Sauter ici à l’Université du Luxembourg mais également avec différents instituts au Luxembourg comme le LIH, LNS, l’IBBL et différents hôpitaux parmi lesquels le Centre Hospitalier Emile Mayrisch (CHEM). Nous établissons également de nouvelles collaborations externes comme avec le Dr med. Thorsten Cramer (RWTH Aachen). Le projet est co-financé par le Fonds National de la Recherche (FNR) et la Fondation Cancer dans le cadre de la nouvelle collaboration entre la Fondation Cancer et le FNR. Deux étudiants faisant partie de la MICROH-DTU, un programme de formation pour étudiants en thèse financé par le FNR et qui est centré autour du microbiote, participent également à cette étude.
- Douaiher, J. et al. Colorectal cancer-global burden, trends, and geographical variations. J. Surg. Oncol. 115, 619–630 (2017).
- Koncina, Haan, Rauh & Letellier. Prognostic and Predictive Molecular Biomarkers for Colorectal Cancer: Updates and Challenges. Cancers (Basel). 12, 319 (2020).
- Johnston, P. G. Stage II colorectal cancer: to treat or not to treat. Oncologist 10, 332–4 (2005).
- Song, M., Garrett, W. S. & Chan, A. T. Nutrients, Foods, and Colorectal Cancer Prevention. Gastroenterology 148, 1244-1260.e16 (2015).
- Murphy, N. et al. Dietary fibre intake and risks of cancers of the colon and rectum in the European prospective investigation into cancer and nutrition (EPIC). PLoS One (2012) doi:10.1371/journal.pone.0039361.
- Greenhalgh, K. et al. Integrated In Vitro and In Silico Modeling Delineates the Molecular Effects of a Synbiotic Regimen on Colorectal-Cancer-Derived Cells. Cell Rep. 27, 1621-1632.e9 (2019).